(Presque) le Griou, le Peyre Arse via le col de Cabre
La place 22 est réservée et son accès est verrouillé par une pancarte au format A4 fichée dans le sol. Je l’enlève, constate encore une fois les dégâts causés par la police de caractère Mistral, pose le panneau contre le bloc de lumière, remonte dans le van et enclenche la marche arrière pour me blottir sous les arbres ; il fallait de l’ombre, impérativement, car malgré la crème solaire, mes bras et mes tibias -pas de crème à cet endroit, quelle idée !- sont de la couleur des homards en fin de cuisson.
A mon arrivée au municipal de Vic-sur-Cère, la dame à l’accueil dont j’avais lu des commentaires élogieux sur le service de cartographie de la firme de Mountain View, n’a pas failli à sa réputation : “le 22 est réservé parce que c’est un super emplacement, mais les clients n’arrivent que dimanche, vous ne restez qu’une nuit, allez-y. Puis, plus tard : “Je n’ai pas “Vans” dans mon tableau, je vous fais le tarif “Tentes” ; vous n’êtes pas un camping car.” C’était une affirmation, la dame sait de quoi elle cause.
Me voilà donc posé au frais (façon de parler), dépoussiéré car passé à la douche juste avant le défilé des millions de mômes de la colo qui squattent le flanc sud du camping comme Bismarck et Guillaume 1er occupaient les hauteurs de Sedan. Les petits sont mignons, ils font la queue, le savon à la main, la serviette dans l’autre. Les plus grands braillent, normal. Certains sont venus à la douche avec leur guitare acoustique.
Ce matin, en partant du camping de Laveissière, j’ai de nouveau ressenti cette sensation si particulière quand le van ronronne et qu’on s’apprête à découvrir d’autres horizons, quand le paquetage une fois fait, on file vers un autre ailleurs, et l’idée m’est venue de tenter un vrai road-trip, avec des haltes improvisées entre petites cités labellisées de caractères et villages estampillés pittoresques, des escales où s’enrichir de quelques visites, des étapes où s’offrir quelques agapes locales, une aventure modeste et du genre pas écolo du tout, de plusieurs semaines, un périple qui laisserait une trace circulaire sur la carte, sans randonnées verticales, juste pour la plaisir de faire la route et pour voir du pays.
La balade du jour promettait d’être vertigineuse. Elle a commencé par un mur que Mattéo et moi avions déjà escaladé il y a deux ou trois ans, en réalité une piste de ski qu’il vaut mieux prendre dans le sens de la descente tant dans le sens inverse qui mène au col de Rombière elle est aussi raide et mal aimable que les bonnes femmes qu’on affuble généralement de cet épithète.
Une fois là haut, j’ai pris à gauche, vers le Puy Griou, cône extraterrestre qui surplombe la vallée de la Cère et celle de la Jordanne, dôme phonolite autrement appelé “la pierre qui chante” en raison de l’éventuelle possibilité d’entendre résonner un coup qu’on administrerait sur une des intimidantes caillasses qui l’enveloppent comme un objet précieux.
Je n’ai pas osé, parce que je ne suis pas monté -d’où le “Presque” du sous-titre-. Parce que monter, la belle affaire, mais descendre ce foutu cône… Mes genoux, quand je me suis posé pour descendre quelques centilitres de flotte, ont accueilli cette décision avec une reconnaissance émue. Une dernière chose, essentielle pour comprendre pourquoi j’ai refusé l’obstacle : le nom Griou est issu de l’occitan aurillacois Griea, qui veut dire “Pénible à monter”. Tu m’étonnes, Simone.
J’ai donc contemplé l’horizon qui enjambe la station du Lioran, ai admiré au loin le Plomb du Cantal, théâtre de mes aventures dominicales puis j’ai pris le chemin inverse, et au panneau qui accueille les valeureux marcheurs qui ont domestiqué la rombière, j’ai pris la direction du col de Cabre.
Avec Mattéo, j’étais déjà tombé amoureux de cette vue, de cette vallée qui semble être restée dans son état d’origine, coincée entre le Peyre Arse et le Puy de Sécheuse ; bien sûr, je me suis posé une fois encore et j’ai rêvassé : devenir instantanément un berger, ne plus avoir comme compagnie que des moutons, un chien et cette immense prairie comme aire de jeu m’a traversé l’esprit. Quelques secondes plus tard, je revenais parmi les mortels et m’apprêtais à escalader la face la plus dure du puy de Peyre Arse.
J’en ai bavé plus encore que sur n’importe quelle pente depuis le début de ce voyage en pays Arverne. Alors j’ai fait parler toute l’expérience que me confèrent mes cheveux gris et j’ai repris mon souffle à intervalles réguliers, protégeant la machine d’une surchauffe rédhibitoire, comme si je crapahutais sur l’Everest sans oxygène et sans sherpas. J’étais aidé toutefois par mes deux bâtons de marche et, l’altitude faisant, il m’est venu la pensée suivante : on marche mieux à quatre pattes, deux jambes et deux bâtons, et je me suis demandé si les australopithèques avaient fait le bon choix en devenant des bipèdes. Alors oui, pour la cueillette des baies dans les arbres, c’était pas idiot, mais pour escalader le Peyre Arse valait mieux y aller à quatre pattes.
Voilà où j’en étais de mon ascension… Jamais un kilomètre ne m’a paru aussi long et aussi difficile, mais une fois là-haut… Vue d’anthologie sur le cirque d’Elac, le Puy Mary, la brèche de Rolland (plus humble que celle qui surplombe Gavarnie), le Pas de Peyrol. J’ai repéré une pierre plate entre deux blocs de granit et je me suis offert une nouvelle pause contemplative. Impossible d’envisager une descente par là où j’avais grimpé, ce n’était de toute manière pas mon objectif, lequel était de descendre par une pente plus douce, retrouver le GR 400 et revenir sur le crâne déplumé de la rombière, via le col de Cabre -où cette fois je ne me suis pas arrêté de peur de n’en plus partir. Une fois au début de la piste de ski, alors que remontaient les banquettes vides d’un télésiège inutile, j’ai contemplé les 180° que m’offrait le panorama. De gauche à droite, j’avais coché deux nouvelles cases dans cet espace démesuré fait de crêtes et de vertiges ; j’ai chantonné dans la descente, je pouvais passer à autre chose. Et me voilà rôti, sous les arbres, j’entends malgré moi des accords de guitare, et suis prêt à avaler mon dîner, à lire quelques lignes et à tomber dans les bras de Morphée.